Dans Gestalt 2012/1 (n° 41), pages 65 à 72

« De déception en déception, my best of my spécialité c’est que tout ce que j’entreprends finit par rater ».

Le tango des gens, Sanseverino, Sony Music, 2001.

Un jour, une relation première et essentielle a été malmenée… Aujourd’hui, nous vivons des relations mal-menées, c’est-à-dire que nous menons mal, à mal.

Une touche d’espoir se profile : si nous sommes capables de mener à mal nos relations, nous sommes capables de les mener à bien…, à la condition première d’accepter et de prendre la responsabilité de ce que nous vivons.

Le mot responsabilité a un sens particulier en Gestalt : Perls en avait fait un jeu de mot : response ability pour responsability, ce qui se traduit par capacité à répondre à une situation donnée. En effet, si nous posons le postulat de cette contrainte existentielle selon laquelle nous sommes responsables de ce que nous vivons, nous quittons la position de victime et nous nous donnons ainsi la possibilité de redevenir les acteurs de nos vies, c’est-à-dire d’agir pour transformer ce qui ne nous convient pas ; nous passons de la position d’objet à la position de sujet. Cette réappropriation du pouvoir que nous avons sur notre vie sera l’une des étapes importantes du travail sur la maltraitance que nous avons pu vivre et que nous avons peut-être enfouie, oubliée, déniée, minimisée, relativisée, justifiée pour nous protéger du terrible constat : j’ai souffert par ceux que j’aime.

Le prix à payer pour cet oubli c’est la non-conscience, l’absence d’awareness de nos processus d’auto-sabotage, que nous pouvons percevoir comme une prise de relais par nous-mêmes de la maltraitance passée, une continuation, un prolongement de ce que nous avons vécu.

Le sens commun désigne souvent par maltraitance celle vécue physiquement et douloureusement dans le corps, sous forme de coups, blessures etc., sans retenir qu’il en existe d’autres, plus sournoises car moins visibles, qui peuvent être soit de nature psychologique et exercées par des proches ou/et qui peuvent découler d’un climat familial toxique (indifférent, incestuel, violent, pervers).

J’aborderai dans cet article, après un rappel sur les origines possibles de la perte de l’estime de soi, les thèmes de l’illégitimité à travers le cas de Françoise, les bénéfices secondaires du doute compulsif et de la phobie sociale, et parlerai de la honte avec Fernand. Je terminerai par un schéma de cheminement possible pour transformer les mécanismes d’auto-sabotage.

C’est dans notre enfance, notre petite enfance ou parfois même dans le ventre de notre mère, voire dans notre transgénérationnel

Anne Ancelin-Schützenberger, Aïe, mes aïeux ! Desclée du…, que se trouvent les origines de l’estime que nous nous accordons et c’est de celle-ci que vont dépendre nos attitudes et comportements générateurs de succès, de stagnation ou d’échec.

Avons-nous eu un ancêtre oublié dont les origines, la réputation ou les actes ont été vécus douloureusement par le reste de la famille ?

Avons-nous été un enfant légitime, désiré, porté, touché, accueilli, respecté dans le bonheur par une mère et un père « suffisamment » aimants ?

Avons-nous reçu assez de nourriture affective de la part de nos parents et lu dans leur regard la fierté et la joie de nous avoir pour enfant ?

Avons-nous ressenti adéquatement le soutien, la confiance et les encouragements de notre environnement social et familial ?

Alice Miller, Le drame de l’enfant doué, PUF, Paris, 1992.

De quelle origine sociale sommes-nous issus et quelles loyautés entretenons-nous avec notre famille ou avec l’un de ses membres 

Vincent de Gaulejac, La névrose de classe, Hommes et Groupes,…

Autant de questions que certaines de nos clients, qui se vivent comme de « serials loosers » ou simplement éprouvent des difficultés à atteindre sereinement leurs objectifs personnels ou professionnels, ne se posent peut-être pas encore.

Une loyauté dictée par une (plusieurs ?) situation(s) inachevée(s) (SI) ou un (plusieurs ?) micro-champ(s) introjecté(s) (MI)

Gilles Delisle, Les pathologies de la personnalité, Éditions du… agit leur vie plutôt qu’ils n’en sont les acteurs conscients, et leurs vaines tentatives sans cesse renouvelées de reproduire une situation propice à changer le regard qu’ils posent sur eux se soldent généralement par un échec qui viendra une fois de plus valider leur introjection fondamentale

Noël Salathé, Psychothérapie existentielle, IPG, Genève, 1995. et/ou les maintenir dans une loyauté mortifère vis-à-vis d’un parent proche ou éloigné.

C’est de cette façon qu’ils vont devenir, sans le savoir, leur pire ennemi, au lieu d’être leur meilleur allié dans la quête qui les anime. Croyant faire au mieux pour atteindre leur objectif conscient, ils vont en réalité tout mettre en œuvre pour en atteindre un autre et c’est avec succès qu’ils vont, dans les cas légers s’auto-saboter, pour les cas plus graves s’auto-saborder, pour légitimer leur croyance inconsciente qui peut souvent se résumer par « je ne vaux rien, je ne mérite pas, je ne suis pas digne ». Ainsi, ils vont réussir leur échec.

Cette croyance, qui prend racine dans leur histoire et celle de leurs parents, va amener chez eux des processus aptes à la valider. Un œil entraîné pourra observer les suivants : déni du phénomène, plaintes récurrentes, procrastination, inaptitude à demander et à recevoir, manipulations du champ (proflexions, identifications projectives (IP), agressivité passive ou actée, mépris, projections, prises de risque non-mesurées, passages à l’acte, coupure de la réalité, invalidations…), tandis qu’un diagnosticien saura reconnaître sans peine les processus privilégiés mis en place par les états limites.

Jean Bergeret, La personnalité normale et pathologique, Dunod,… ou borderline

Le travail avec ces clients-patients portera d’abord essentiellement sur la fonction ça, afin de leur permettre de se ré-approprier la partie d’eux-mêmes (celle qui a été blessée) à laquelle ils ont renoncé pour éviter la souffrance, via le corps en se re-centrant sur leurs processus corporels, pour développer leur awareness. « S’ils savent comment ils évitent, ils sauront ce qu’ils évitent », affirmait Perls.

Le thérapeute sera d’abord là pour accueillir, puis nommer, souligner, dénoncer ce qu’il percevra de maltraitant dans la vie de son patient-client et dans le champ thérapeutique afin de l’aider à sortir de son déni et de ses clivages.

J’apporte ici un résumé de séance de travail sur les comportements d’auto-sabotage dans laquelle une femme, Françoise, prend conscience de l’obstacle qui la fait stagner dans sa vie et démontre une fois de plus l’importance d’un travail où le corps est pris en compte.

Françoise vit une difficulté récurrente, celle de ne pas être en mesure de matérialiser ses nombreux projets et idées. C’est comme si tout restait avec elle dans sa sphère, dans sa bulle, sans jamais pouvoir être présenté au monde. Elle vient de vivre une opération, fait sa rééducation et boîte.

Grâce à la thérapie, elle a déjà pu faire des liens avec sa naissance. Enfant non désirée, fille de surcroît, née aux forceps d’une mère ayant reproché sa grossesse au père, elle se trouvait déjà au départ devant une impasse de contact : soit rester et mourir, soit naître et être rejetée, ce qui équivalait, pour le bébé qu’elle était, à la mort et donne du sens à son immobilisme actuel.

: « Sortir est un verbe qui revient souvent… »

: « Je ne peux pas sortir, comme si j’avais le derrière plombé »

: « Où sens-tu ton énergie ? »

: « Dans les jambes »

: « Laisse-toi sentir tes jambes, parle-leur et laisse-les te parler »

Dans un monodrame, Françoise dialogue avec elles, puis s’étonne de pouvoir se lever sans difficulté.

: « Laisse-toi rêver que tout est fluide, que tu peux sortir »

[

Brigitte Martel, Sexualité, amour et Gestalt, Interéditions,…, Françoise vit cela avec émotion.

 « Qu’est-ce qui t’empêche de sortir ? »

 « Je ne peux pas me montrer ainsi, boîteuse, tordue, penchée, ventrue… »

: « Et pourquoi donc ? Faudrait-il être parfaite pour pouvoir sortir et exister au dehors ? »

Françoise comprend alors en pleurant la croyance de son bébé intérieur, la formidable contrainte de perfection qu’elle s’est imposée depuis sa naissance pour tenter d’être aimée et comment cela était encore actif aujourd’hui dans sa difficulté à faire sortir ses idées pour les incarner. Comme pour ancrer son insight, elle se dirige vers la porte qui donne sur l’extérieur.

 « J’ai envie de l’ouvrir »

: « Vas-y ! »

Françoise ouvre doucement la porte regarde au dehors, SORT et prend avec émotion une grande respiration.

Re-naissance en douceur sous le regard encourageant du « thérapeute-maman » bienveillant.

Il lui faudra encore de nombreuses fois expérimenter qu’elle peut sans risque se montrer imparfaite, avant de remplacer son sentiment d’illégitimité et d’indignité par l’assurance qu’elle a sa place en ce monde, qu’elle peut la prendre et oser présenter ses œuvres au monde.

doute compulsif est une autre forme d’auto-sabotage inconscient et douloureux que peut s’infliger celui qui en souffre. La personne est sans cesse dans la crainte d’avoir commis ou de commettre (phobie d’impulsion ou impulsion phobique) un acte inconvenant, interdit, souvent terrible (généralement à connotation sexuelle), et se perd dans des recherches et ruminations intellectuelles interminables qui, loin de la rassurer ou de l’éclairer sur ses actions passées, vont lui faire éprouver plus d’angoisses encore, tout en risquant de lui faire fabriquer de faux souvenirs « Il m’est arrivé ce qui doit m’être arrivé pour que je sois ainsi », résume Gilles Delisle pour en expliquer le mécanisme. Le bénéfice est de tourner en rond, et de justifier une interminable procrastination ou le non-agir actuel. Je pose l’hypothèse que cette folie du doute 

Julien Daniel Guelfi, Patrice Boyer, Silla Consoli et René… (ou obsession idéative), qui se rencontre sur des terrains obsessionnels et trouve sa place dans les tableaux de l’anxiété, pourrait se cultiver dans des climats familiaux incestuels, où tout reste flou sur la place de chacun, où règnent les non-dits, où un doute plane sur l’histoire familiale (secret).

Quand l’anxiété est trop forte, elle empêche d’agir efficacement dans l’environnement. Cela se constate dans le cas de phobies sociales où toute l’énergie de la personne est mobilisée, non pour agir dans le sens de son intérêt à « aller vers » pour ad-gressere et se nourrir, mais dans le sens de son évitement de la situation perçue comme dangereuse : elle échoue à se nourrir et réussit à éviter ce qu’elle perçoit comme dangereux et par le fait, n’atteint pas son but. Des situations inachevées (SI) de vécus de honte et d’humiliations sont souvent responsables de tels comportements.

C’est pourquoi l’obstacle, peut-être le plus important, avec lequel le thérapeute devra composer lors du travail sur l’auto-sabotage est la honte [Vincent De Gaulejac, Les sources de la honte, Desclée De…. Honte de ne pas savoir faire, honte de savoir faire et de ne pas faire, honte de ne pas réussir, honte d’échouer, honte d’être ce que l’on est, honte de ne pas être à la hauteur, honte de se montrer comme tel, honte d’exister ainsi face aux autres, face au thérapeute… face au patient-client…

Fernand bute depuis longtemps sur une difficulté récurrente, la sensation désagréable de ressentir une gêne lorsqu’il se trouve en situation d’être présenté à quelqu’un qui lui est inconnu, surtout si cette présentation représente pour lui un enjeu. Avec son thérapeute, il a accepté de donner un nom à cette gêne : la peur. Au cours d’un travail en groupe, il rejoue avec des stagiaires la situation anxiogène : « je vous présente… » et re-contacte avec une forte émotion une situation inachevée de son enfance (SI).

Mon voisin de classe possédait un petit taille-crayon en laiton brillant, avec deux trous, tandis que le mien, en aluminium blanc et terne, n’en avait qu’un. Un jour qu’il l’avait oublié sur son bureau, je l’ai ramassé et mis dans ma poche ; il était si tentant ! À mon retour à la maison, je l’ai caché dans ma chambre comme un précieux trésor et quelques temps plus tard ma mère l’a trouvé. Furieuse et sans un mot, elle m’a emmené à l’école et m’a « fait honte » en me montrant à la classe, debout sur l’estrade et en annonçant : « je vous présente un petit voleur ».

Ayant retrouvé cet événement traumatisant, Fernand a pu le rejouer en exprimant son vécu, ses émotions, en lui trouvant une issue favorable, tout cela dans la sécurité et la chaleur du groupe. Cela a également permis aux participants de partager certaines situations de leur vie dans lesquelles ils avaient rencontré de la honte.

Dans le champ thérapeutique, les conduites d’échec seront observables parfois dès la première rencontre : je me souviens de Mathias qui avait perdu l’adresse de mon cabinet et qui est arrivé essoufflé pour cinq minutes de séance… puis nous constaterons retards, oublis de séances, confusions d’horaires, processus d’invalidations, auto-dénigrements, identifications projectives (IP) visant à se faire mal-traiter, maladresses (casser un objet chez le thérapeute : passivité agressive) etc.

Le travail avec les personnes qui pratiquent l’auto-sabotage s’inclut dans le travail sur la maltraitance et les traumatismes (PTSD ou ESPT : Post traumatic stress disorder ou État de Stress Post Traumatique [11]

Michel Delbrouck, Psychopathologie, De Boeck, 2007, p.176, 177,…) liés à la maltraitance des enfants. Il s’inscrit dans l’accompagnement des personnalités limites et borderline et de ce fait requiert du temps.

C’est parce que le thérapeute aura travaillé suffisamment, entre autres dans sa thérapie personnelle, sur ses propres maltraitances, sur ses hontes, sur ses propres façons de s’auto-saboter, qu’il sera en mesure d’accueillir celles de ses patients-clients et de mettre à leur service suffisamment de présence, de patience et d’amour pour les accompagner dans le travail de transformation de leurs blessures et de renoncement à leurs conduites d’échec, sans risquer de provoquer lui-même de nouvelles situations maltraitantes.

tableau 

Étapes de sortie de la maltraitance et transformation des processus d’auto-sabotage sur le chemin de vie de la personne. (On retrouve ici les 3 R de Gilles Delisle

Une touche d’espoir se profile : si nous sommes capable de mener à mal nos relations, nous sommes capables de les mener à bien…, à la condition première d’accepter et de prendre la responsabilité de ce que nous vivons.

Le mot responsabilité a un sens particulier en Gestalt : Perls en avait fait un jeu de mot : response ability pour responsability, ce qui se traduit par capacité à répondre à une situation donnée. En effet, si nous posons le postulat de cette contrainte existentielle selon laquelle nous sommes responsables de ce que nous vivons, nous quittons la position de victime et nous nous donnons ainsi la possibilité de redevenir les acteurs de nos vies, c’est-à-dire d’agir pour transformer ce qui ne nous convient pas ; nous passons de la position d’objet à la position de sujet. Cette réappropriation du pouvoir que nous avons sur notre vie sera l’une des étapes importantes du travail sur la maltraitance que nous avons pu vivre et que nous avons peut-être enfouie, oubliée, déniée, minimisée, relativisée, justifiée pour nous protéger du terrible constat : j’ai souffert par ceux que j’aime.

Le prix à payer pour cet oubli est la non-conscience, l’absence d’awareness de nos processus d’auto-sabotage, que nous pouvons percevoir comme une prise de relais par nous-mêmes de la maltraitance passée, une continuation, un prolongement de ce que nous avons vécu.

hec.

leur service suffisamment de présence, de patience et d’amour pour les accompagner dans le travail de transformation de leurs blessures et de renoncement à leurs conduites d’échec, sans risquer de provoquer lui-même de nouvelles situations maltraitantes.