Restauration de l'enveloppe psychique et corporelle

La clinique des enfants conduit à interroger certaines propositions souvent retrouvées dans les travaux sur les états limites et les personnalités psychosomatisantes ; propositions qui concernent en particulier l’absence d’affects présentée par ces patients. Conceptualisée comme œuvre de Thanatos, cette absence d’affects – résultat d’une fragilité narcissique majeure – ne pourrait-elle pas présenter un autre visage ? C’est ce que tendent à montrer plusieurs psychothérapies d’enfants et d’adultes. Après un bref retour sur les définitions freudiennes de l’affect, je proposerai l’idée que cet effacement des affects puisse avoir pour but de maintenir intacte une frêle enveloppe psychique et corporelle, préservant aussi une ébauche d’objet interne, que je qualifierai d’objet « en dormition », à l’image d’ailleurs du sujet qui l’abrite. Ensuite, je questionnerai l’effacement des affects dans son rapport à Éros plutôt qu’à Thanatos.

Il s’agit, par-delà ces différentes interrogations, d’offrir une autre écoute à certaines réactions défensives et de comprendre, en particulier, pourquoi certains enfants parviennent à évoluer si rapidement dès l’établissement du lien thérapeutique, malgré un tableau clinique initial inquiétant, d’allure psychotique ou de l’ordre du retrait.

 

Affects et relation d’objet

Si Freud, en 1925, écrivit à propos de l’angoisse « nous l’appelons état d’affect, bien que nous ne sachions pas non plus ce qu’est un affect

S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, puf,… », il en avait pourtant donné précédemment plusieurs définitions. Ainsi, dans « L’esquisse », les affects apparaissaient-ils comme signes de déplaisir, le moyen par lequel l’infans fait appel à son entourage. Tour à tour défense contre un déplaisir et source de défenses, les affects semblaient ici participer à la naissance des relations d’objet. Pourtant, dans « L’inconscient

S. Freud, « L’inconscient » (1915), dans Œuvres complètes :… », la signification attribuée aux affects a considérablement changé : constitutifs, avec les représentations, des pulsions dont ils sont la partie quantitative, les affects ne conservent de leur définition première que leur dimension de décharge, c’est-à-dire leur lien au déplaisir. Mais c’est désormais en circuit fermé que se déroule l’action : l’affect ne viserait plus qu’une modification interne et ne serait en aucun cas un message adressé à l’autre. Pourtant dix ans plus tard, dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud semble renouer avec sa position première. Les affects deviennent « les précipités de très anciennes expériences vécues traumatiques et sont évoqués dans des situations similaires comme symboles mnésiques

S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (1925), op. cit., p.… », acquérant ainsi la fonction de signal. Fonction qui était déjà présente dans « L’esquisse » et qui organisait la relation entre l’infans et « une personne bien au courant

S. Freud, « L’esquisse d’une psychologie scientifique » (1895),… ». L’enfant, écrivait Freud, « l’a alertée, du fait d’une décharge se produisant sur la voie des changements internes (par les cris de l’enfant par exemple). La voie de décharge acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance : celle de la compréhension mutuelle

Ainsi l’intrication des affects et des relations d’objet, qui fut reprise en 1925, apparaissait-elle déjà dans ce texte.

Et, en effet, les affects ne sauraient, à notre avis, être restreints ni à une seule dimension quantitative, ni à la seule intériorité. S’ils correspondent bien à un processus de décharge, ils ne sauraient être que cela. En reprenant ces différentes définitions de l’affect, on peut d’ailleurs avancer l’idée d’un processus qui, très vite au cours du développement de l’enfant, mène d’une décharge-réflexe à une décharge-appel avant de se faire décharge-signal ; laquelle nécessite la représentation d’un autre « secourable qui ait pu être introjectée. Car crier – comme le fait l’infans – c’est peut-être déjà pressentir qu’existe un autre pouvant recevoir ce cri. Or, lorsque cet autre est trop inadéquat dans ses réponses, lorsqu’il est trop souvent intrusion et/ou déformation, quel peut être le devenir de ce message ? Différents travaux ont montré, par exemple, que face aux défaillances précoces, les affects ne tardent pas à se taire. Quelle faille se constitue alors en lieu et place d’une compréhension mutuelle lorsque ce cri apparaît énigmatique, terrifiant peut-être, à celui qui l’entend mais qui, le plus souvent, ne peut le rendre signifiant ?

 

Effacement des affects et maintien des limites

C’est Augustin, 4 ans, qui le premier me conduisit à interroger la fonction de cet effacement des affects. Son instituteur avait invité ses parents à consulter tant le retrait de cet enfant et sa maladresse lui paraissaient inquiétants. Une fois les séances individuelles mises en place, je fus moi-même saisie par son silence quasi absolu

Son mutisme initial, signe transférentiel, était réservé aux…, l’absence de regards et son visage, son corps qui demeuraient figés et raides. Incapable de jouer

En fait, ses deux tentatives de jeu consistèrent à disposer…, il dessinait sans mots dire des formes schématiques. Je compris par la suite qu’il lui avait d’abord fallu s’assurer que je pouvais rester là, à ses côtés, laisser le silence se déployer sans faire intrusion dans son espace psychique. Ensuite, seulement, il me donna à voir la faille narcissique qui le constituait, en me laissant par exemple apercevoir les déchirures de la peau qu’il s’infligeait.

e fut là le travail qui allait nous occuper pendant plusieurs mois : lui permettre de restaurer son intégrité psychique et corporelle. Au fur et à mesure que s’édifiait une enveloppe fiable, Augustin abandonna sa rigidité corporelle, le visage lisse qu’il me présentait et commença à se réapproprier ses affects. Lorsqu’après plusieurs mois il put prendre la parole, ce fut pour dire le lien d’équivalence qui s’était établi, pour lui, entre les affects et une enveloppe effractée. Il évoqua – à partir d’une morsure que lui avait infligée sa mère dans un moment de rage – les métamorphoses maternelles. Celle-ci, débordée par sa propre détresse, passait des larmes aux cris, des cris au silence… Ainsi à ses propres tensions, non contenues par ses parents en souffrance, s’étaient ajoutés leurs affects. Confronté, en particulier, à la rage et au désespoir de sa mère, il n’avait pu intérioriser la représentation d’un autre suffisamment étayant et contenant ; processus par lequel s’édifie un espace interne. Au lieu de ce contenant s’était constituée en lui la représentation d’une surface constamment menacée de déchirure. Comment Augustin, confronté à une mère en permanentes métamorphoses, aurait-il pu s’accrocher à une surface mouvante qui, toujours, s’échappait ? Les affects lui étaient ainsi apparus comme un danger terrifiant, anéantissant toute permanence de la forme. Je compris alors la fonction des bisous qu’il avait, après plusieurs semaines, commencé à déposer sur ma joue à l’issue de certaines séances, particulièrement riches et sans doute émotionnellement intenses. Ainsi, essayait-il d’emporter avec lui la continuité de la surface de ma peau, de mon visage non défiguré par les affects qui m’habitaient.

7 Fatou, 5 ans, a elle aussi témoigné, dans la relation transférentielle, de l’utilisation de l’effacement des affects pour maintenir des limites fragilisées. Il lui a donc d’abord fallu me faire ressentir que plus la tempête et la détresse menaçaient de faire rage en elle et plus elle s’immobilisait, offrant à mon regard un masque apparemment inaccessible. Puis, ce furent tous ces contours d’animaux qu’elle s’évertua à dessiner, produisant ainsi de fragiles silhouettes. Le premier de ses dessins à faire place aux affects mit en évidence qu’ils représentaient pour elle un risque hémorragique, une blessure par laquelle dedans et dehors risquaient de se confondre : un enfant pleure et sur ses joues coulent des larmes de sang. Dans ces conditions, Fatou n’avait pu accueillir ses affects ; au contraire, il lui avait fallu les annuler, les marquer d’irréalité pour en désamorcer le danger. Ainsi, les mots « peur, tristesse, colère… » lui semblaient-ils étrangers, la laissant dans l’impossibilité de s’y reconnaître. Suggérés par moi, ils étaient immédiatement balayés : « Vous avez trop d’imagination ! »

8 Dans ses jeux avec les animaux, les charniers s’étalaient sur le bureau, témoignant de la violence dans laquelle elle baignait. Pour autant, Fatou énonçait ses récits sans émotions, ni dans sa voix, ni dans ses mots, ni même sur son visage. Représentation de ses fantasmes mais aussi de ceux de son entourage, ces jeux disaient le risque permanent de débordement pulsionnel auquel elle était confrontée. En restant impassible devant la violence, dans ses jeux comme dans sa vie, Fatou montrait sa tentative désespérée pour conserver une carapace

Elle utilisa ce terme pour la première fois dans un récit pour… face à un entourage débordant de haine et de violence. Là encore, les affects n’avaient pu prendre sens

Autre que celui d’une pure effraction. et s’inscrire dans une relation qui puisse les apprivoiser. La violence, sous ses multiples formes, et la haine qui circulaient l’avaient ainsi contrainte à se taire, à faire taire en elle ces insupportables tensions, au risque de se priver d’une partie d’elle essentielle.

Là encore, on constate l’impact sur une psyché en développement des débordements affectifs d’un entourage lui-même en détresse. Confronté à des éclats de voix et de visages qui soudain se déforment, l’enfant ne peut que s’immobiliser psychiquement et corporellement, lorsque s’impose la vanité de ses appels. Non reçu par un entourage capable de l’aider à accueillir ses propres mouvements affectifs, l’enfant reste seul face au bouillonnement interne qui s’accroît. Risquant de devenir lui-même cette surface mouvante et agitée, il ne trouve parfois pas d’autre solution que de gommer cette partie de lui et de se muer en surface lisse et immobile.

En effet, sans affirmer, comme le fait A. Green, que les affects qui naissent dans le ça sont « irreprésentables

A. Green, Le discours vivant, Paris, puf, 2004, p. 253. » et donc essentiellement trauma-tiques, il nous semble que c’est leur dimension énergétique qui se constitue comme péril, indépendamment ou, pourrait-on dire, par-delà les représentations qui leur sont liées. Représentations dont on peut penser qu’elles sont alors en voie de construction

Freud a mis l’accent sur la dimension quantitative de l’affect,…, ce qui se réalise en lien avec la psyché maternelle. Par conséquent, lorsque la décharge mise en œuvre par l’enfant n’entraîne pas de modification, ne permet pas la venue d’un objet capable de répondre, elle ne tarde pas à accroître ses angoisses psychocorporelles, lui faisant éprouver le risque d’un éclatement, d’une déchirure interne. D’autant que cette déchirure semble se réaliser chez cet autre dès lors qu’il se trouve aux prises avec ses propres affects. La mise au silence des affects constituerait alors le seul refuge, la seule enveloppe capable de servir, pour un temps au moins, de « seconde peau

Selon l’expression d’E. Bick. ».

 

Effacement des affects et répression

Mais de quels moyens la psyché dispose-t-elle face aux affects ? Si, dans « L’esquisse », Freud évoque essentiellement la possibilité d’une inhibition, dans son article « L’inconscient », c’est la notion de répression qui s’impose. Apparaissent ainsi deux formes de traitement de l’affect. Et si toutes deux s’appuient sur le principe de plaisir-déplaisir, la première est essentiellement mise au service de la capacité à différencier une perception de sa trace mnésique, tandis que la seconde s’inscrit comme effet de la division psychique et de ses conflits permanents. En effet, l’inhibition mise en œuvre par le moi et soutenue par des processus secondaires, comme l’attention et le jugement, a pour but d’éviter au moi de confondre une expérience de satisfaction réelle avec sa représentation hallucinée, ou une situation réelle de déplaisir avec son souvenir. L’inhibition semble donc participer au processus par lequel se maintient une différenciation des réalités externe et interne. « C’est une inhibition due au moi qui rend possible la formation d’un critère permettant d’établir une distinction entre une perception et un souvenir

S. Freud, « L’esquisse d’une psychologie scientifique » (1895),…. » Car une telle confusion mettrait le moi en danger, risquant d’être livré à l’Hilflosigkeit, débordé par des affects dont la libération perdrait tout lien avec la réalité et entraînerait la résurgence des processus primaires. Or, on constate, dans la clinique, que l’effacement des affects se soucie bien peu de cette différenciation-là, tout entier concentré à rendre sensible une limite entre soi et autrui. Il semblerait, par conséquent, réducteur de l’assimiler à l’inhibition, telle qu’elle est conceptualisée dans « L’esquisse ».

Qu’en est-il alors de la notion de répression ? Ce concept, apparu dans « L’inconscient », permet d’envisager la possibilité d’un devenir-inconscient pour l’affect : « Il peut bien y avoir dans le système Ics des formations d’affect, qui deviennent conscients, comme les autres

Ibid., p. 219. » ; destin que Freud reprend dans « Le moi et le ça » en faisant valoir la découverte de sentiments de culpabilité inconscients. Cependant, avec l’introduction du concept de répression, le traitement psychique réservé à l’affect n’est plus mis en lien avec l’appréhension de la réalité mais concerne les exigences multiples et contradictoires des différentes instances. Il s’agit donc avant tout pour la psyché d’éviter la libération de déplaisir qu’entraîne parfois la satisfaction pulsionnelle ; conséquence de la conflictualité qui règne entre les différentes instances psychiques. Or, la différenciation des instances se fait progressivement en lien avec le complexe d’Œdipe. Dès lors, peut-on considérer l’effacement des affects, mis en œuvre précocement, sous l’angle de la répression ? Ce rapprochement ne semble pas pertinent et l’effacement gagne à en être différencié. Car avant la mise en place du complexe d’Œdipe, c’est par des mécanismes plus rudimentaires et massifs que la psyché tente de se protéger d’un afflux d’excitations potentiellement destructeur. En outre, parler de répression ou même d’inhibition engage des contre-investissements actifs pour maintenir l’affect dans cet état « d’amorce » décrit par Freud dans « L’inconscient », et continuer à entraver son devenir-conscient. Or, l’effacement des affects n’apparaît pas comme un processus véritablement dynamique, faisant état d’un conflit entre les instances psychiques, car c’est l’existence même du sujet qui se trouve menacée par le surgissement des réactions affectives. Il apparaît même comme la condition pour que puisse se constituer la représentation d’un soi séparé du monde extérieur, première étape avant que les instances se différencient. Bien loin du complexe œdipien, il s’agit là d’une exigence de survie : être soi avant de se constituer comme sujet divisé.

Ainsi, l’effacement des affects, destiné à préserver la psyché d’angoisses de perte des limites, de dissolution, comporte-t-il deux temps : le premier concerne le traitement de l’affect, le second correspond à l’investissement de l’immobilité psychique et corporelle qu’il entraîne. En effet, face au péril que lui font courir des affects contre lesquels la psyché est sans secours, se produit parfois une sorte d’évanouissement de l’affect comme mesure de survie ; mesure passive qui se trouve ensuite mise en œuvre devant toute émergence d’affect, ne leur laissant pas même le temps de se déployer. Ce processus pourrait apparaître comme un renoncement à recourir aux affects, à faire appel à un autre attentionné, et en définitive comme une absence à soi. Nous verrons cependant qu’il n’y a pas de véritable désertification du sujet et que cet abandon apparent ne signifie pas abandon de l’objet, mais le moyen de sa paradoxale conservation. Dans les séances, un évanouissement du personnage, un endormissement brutal dans certaines séances conjointes avec un parent dont l’angoisse se fait invasive et paraît sans limites se donnent comme indices de l’effacement des affects sur le transfert et de son caractère passif. L’autre face de cet effacement surgit dans l’appel fait à la sensorialité de l’immobilité psychique et corporelle pour que soit ressentie la limite recherchée. Ainsi en est-il quand, à la place de l’affect en train de se dessiner s’impose le silence. Avec les enfants, cette dimension de l’effacement des affects semble également surgir d’un point de rupture au cours d’un récit, d’une mise en scène, quand l’immobilité survient en lieu et place de l’expression du désespoir. Lors d’une séance conjointe avec Fatou et sa mère, celle-ci raconta une discussion qu’elle avait eue avec son mari. Le désir de mort envers Fatou qui s’y exprimait sembla faire écho à un dessin réalisé quelques mois plus tôt par l’enfant : des parents tiraient sur leur fille avec une carabine. Pourtant, alors que Fatou semblait livrée à une chute intérieure infinie, elle resta corporellement et psychiquement immobile, sans qu’il soit par la suite possible de revenir sur cette scène qui semblait n’avoir existé que pour moi. Il s’agissait bien, pour Fatou comme pour certains autres patients, d’investir la sensorialité d’une mise en suspens psychique et corporelle se donnant comme limite, toujours à recomposer : immobilité du visage, mouvements ralentis du corps, atonie de la voix… L’impression de tension qui pouvait en résulter n’était donc pas le signe d’un conflit à l’œuvre, mais l’indication d’une enveloppe sensorielle chèrement acquise. Aussi, avec ces patients, il ne s’agit pas de faire apparaître les résistances afin de lever la répression, de favoriser la liaison des affects avec des représentations, mais d’un travail qui engage d’abord, par le transfert, la restauration d’une enveloppe psychique.

C’est donc ici par l’effacement des affects que le sujet tente de s’identifier à une surface stable, au lieu de se représenter au travers des affects. Mais on comprend qu’au lieu d’une « compréhension mutuelle », se constitue par l’effacement des affects la voie d’une incompréhension : incompréhension de soi à soi et incompréhension de l’autre, apparaissant, par exemple, dans des mots privés de résonance. Privé de cette partie de soi qui apparaît comme le moteur d’une présence à soi et au monde, l’enfant semble désormais en dormition

Cette expression « en dormition » fait référence au roi Arthur…, sorte d’état suspendu par lequel le sujet se trouve protégé du risque de déchirure qui le guette, en attente d’une rencontre par laquelle pourront se décliner les affects sans que soit mise en péril son enveloppe. Nous verrons que ce sujet en dormition fait écho à une ébauche d’objet interne préservé lui-même par une semblable mise en attente.

 

L’effacement des affects : œuvre d’éros ou de Thanatos ?

Cette organisation défensive interroge en effet le lien à Thanatos. Le temps suspendu – en souffrance – qui semble caractériser cette mise en dormition ne manque pas d’évoquer un mouvement mortifère, porté par les pulsions de mort qui, selon Freud, tentent inlassablement de maintenir au plus bas le niveau des excitations présentes dans la psyché. On pense aussi aux travaux de Lagache qui soulignait la fonction restauratrice des pulsions de mort. En effet, pour lui, le masochisme caractérisant la première période du narcissisme primaire, « être l’objet de la toute-puissance bienveillante de l’autre

D. Lagache, « Situation de l’agressivité » (1960), dans Œuvres,… », était la forme la plus accomplie des pulsions de mort. Ainsi l’adulte, par ses soins, ferait-il vivre les pulsions de mort de l’enfant pour qu’adviennent des temps de repos.

Et c’est bien en référence aux pulsions de mort qu’ont été pensées, le plus souvent, ces figures psychopathologiques qui s’accompagnent d’un effacement des affects. C’est le cas d’A. Green pour qui le recours au « travail du négatif

[18]

A. Green, Le travail du négatif, Paris, Éditions de Minuit,… » s’impose lorsque les frustrations précoces ont conduit le sujet à rechercher non pas la satisfaction dans la relation à l’objet mais à maintenir un seuil d’excitation le plus bas possible. Cette recherche conduirait alors le sujet à déserter les relations d’objet pour les seules satisfactions narcissiques, celles-ci se faisant désir de non-désir [19]

[19]

A. Green, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris,…. Et d’autres que lui ont également conceptualisé, à partir des pulsions de mort, le mouvement par lequel la psyché tente d’ignorer le déplaisir. Ainsi en est-il de J. McDougall qui a pensé le processus de « désaffectation » des patients psychosomatisants à partir de l’œuvre de Thanatos. Citons également P. Aulagnier [20]

[20]

P. Aulagnier, La violence de l’interprétation, Paris, puf,… : « Chaque fois que la persistance du besoin oblige l’activité psychique à en être informée et à représenter, dans et par le pictogramme, ce qui serait cause de déplaisir, va avoir gain de cause une représentation qui respecte, évidemment, le postulat de l’originaire mais qui prouve sa soumission aux visées de Thanatos […]. »

17Pourtant, ce processus nous semble, pour certains patients, relever davantage d’une tentative paradoxale de survie ; le recours à l’effacement des affects donnant alors lieu à d’étranges compositions psychiques, révélant ainsi ses capacités créatrices. Il s’agit alors de ne pas mourir, de ne pas sombrer dans une terreur infinie même si pour cela, il faut vivre a minima, s’effacer pour se préserver. Paradoxe que Céline, 24 ans, avait tenté de résoudre, enfant, dans un « être-poupée ». Pour elle aussi, les affects avaient pris le sens d’une déchirure ; représentation qui s’était imposée au fil des métamorphoses parentales. Enfant, elle avait dû faire face aux changements survenus chez sa mère, suite à la mort d’un frère (due à diverses malformations) dans les heures qui suivirent la naissance. Puis, de graves problèmes de santé firent apparaître un nouveau père qui n’était plus que l’ombre de lui-même. Désormais, la permanence semblait n’exister que dans ces métamorphoses successives et renouvelées dans la vie quotidienne. La figure d’un « être-poupée » lui avait ainsi permis de se constituer une image d’elle-même relativement stable. Et c’est bien une volonté d’exister, de survivre qui s’est dessinée au fur et à mesure que nous découvrions les différentes identifications condensées dans cet « être-poupée ». Pour vivre, pour exister il lui avait ainsi fallu :

s’identifier à son frère mort qui absorbait toutes les pensées maternelles. Pour cela, elle avait dû s’immobiliser psychiquement et affectivement pour espérer obtenir l’attention maternelle ; disparaître pour exister en quelque sorte ;

s’identifier à l’enfant modèle désirée par sa mère et pour cela « gommer » toute velléité d’individuation.

Mais, il s’agissait aussi pour elle de donner corps aux traces laissées par la mère d’avant la mort de son frère, celle qui pouvait être attentionnée et qu’elle avait ainsi immobilisée. De cette façon, elle cherchait aussi à faire disparaître celle qui souvent menaçait ses enfants et son mari de partir, de tout laisser derrière elle, celle qui claquait les portes et à l’occasion jetait assiettes ou plats. Ainsi, la figure d’un « être-poupée » avait-elle permis à Céline de se déprendre d’une identification à une mère sans permanence, et d’échapper à l’effacement d’elle-même que lui renvoyait le regard maternel. Mais il s’agissait d’un piètre gain puisque cet « être-poupée », par l’effacement des affects qu’il comportait, la conduisait à « s’effacer pour exister ».

18On le voit, à travers les différents registres identificatoires portés par cet « être-poupée », c’est un mouvement paradoxal qui, à chaque fois, se découvre. L’effacement des affects ne peut donc, à mon sens, être réduit à un travail de déliaison : il m’apparaît plutôt comme un travail de liaison arrêté, suspendu, sans avoir pu atteindre son objectif. Il est alors important, pour le devenir de la cure, d’entendre l’existence de ce mouvement de vie afin de le soutenir, sans se laisser abuser par les déguisements morbides dont il se recouvre. Fatou exprimait également ce mouvement, dans le transfert, lorsqu’elle me mettait en situation de lui faire signe, de lui montrer mon souci d’elle et du travail que nous avions engagé. Il me fallait donc entendre ses mouvements de retrait non pas seulement comme une fuite ou l’expression d’une résistance, ce que je crus dans un premier temps, mais aussi comme un appel à mon endroit ; appel auquel je devais répondre pour que peu à peu puisse se constituer en elle la représentation d’un autre suffisamment fiable, la certitude qu’elle avait une existence, une importance pour moi. Ainsi se sont répétés souvent, puis de façon épisodique, ces mouvements par lesquels Fatou tentait de s’assurer de sa survie en s’effaçant, en se rétractant, paraissant soudain s’extraire de la relation à l’autre alors même que tout son désir était dirigé vers cet autre.

 

La préservation d’un objet interne « en dormition »

19On voit donc au travers des manifestations transférentielles que ce travail d’effacement des affects apparaît également chez certains comme une façon de préserver la frêle représentation d’un autre secourable. Pourtant, un élément revient souvent dans les travaux sur des patients aux prises avec des angoisses archaïques qui se manifestent dans une impossibilité à exprimer, voire à ressentir les affects : leur difficulté à investir la relation transférentielle sans développer diverses attaques du cadre et du lien transférentiel. Or, ce n’était pas là mon expérience, bien au contraire. Peut-on alors considérer, comme J. McDougall, que cet investissement positif n’avait d’autre fonction que de faire écran aux « zones mortes » de la psyché ? Ce ne fut pas là mon hypothèse, car la force de cet investissement était bien la voie d’une modification en profondeur de leur fonctionnement psychique. Cet investissement transférentiel massif, « passionnel [21]

[21]

Pour faire référence aux travaux de Searles sur l’adoration qui… », me sembla bien davantage signifier la remise en mouvement des investissements libidinaux jusque-là immobilisés de façon défensive ou, plus exactement, entièrement mobilisés par un mouvement de survie. En outre, je ne vis pas apparaître de telles « zones mortes » mais bien un objet vivant, resté lui aussi en dormition et ainsi préservé. En effet, au-delà d’une présentation clinique souvent très inquiétante au début des séances, je devais constater une évolution plutôt rapide faisant apparaître l’existence d’un embryon d’objet interne gratifiant, là où l’on aurait attendu un objet persécuteur, voire une absence d’objet. Pourtant il n’en était rien. Les traces éparses d’un objet interne gratifiant s’affirmant, je commençai à penser que le travail d’effacement des affects en était à l’origine.

20Car même s’ils doivent très souvent réagir à l’inadéquation d’un entourage en détresse, ces jeunes patients vivent aussi des expériences positives, satisfaisantes, mais ne peuvent ni s’en saisir ni tenter de les renouveler. En effet, elles surviennent de façon imprévisible sans que l’enfant puisse comprendre pourquoi elles adviennent ou pourquoi elles manquent. N’est-ce pas ce vécu précoce que me faisait éprouver Fatou lorsqu’elle me faisait jouer, gagner ou perdre au fil d’un jeu dont je ne compris jamais les règles ? Je gagnais parfois, mais ne pouvais rien en faire pas plus que je ne pouvais donner sens à mes échecs ni tenter quoi que ce fût…

21Comment les traces d’expériences gratifiantes pourraient-elles alors donner lieu à réinvestissement ? Faute de sens, elles ne peuvent que rester là, en jachère, en attente d’un sens qui les rendent utilisables par et pour la psyché. Cependant, si elles restent inorganisées, elles constituent bel et bien une esquisse d’objet, préparant ainsi les conditions d’une future rencontre. Cet objet apparaît alors « en pointillés » comme ces dessins d’enfant dans lesquels, G. Haag [22]

[22]

G. Haag, « Le dessin préfiguratif de l’enfant : quel niveau de… l’a montré, les points précèdent la capacité à tracer une ligne, un contour.

22La présence de cette ébauche d’objet est essentielle en ce qu’elle porte les pulsions de vie. Il s’agit, en effet, que les traces de cet autre secourable ne disparaissent pas au contact répété de cet autre que la souffrance rend défaillant. Il faut donc les mettre à l’abri. Ainsi, par le recours à l’effacement des affects, la représentation d’un autre défaillant serait évincée tandis que serait préservée celle de l’autre gratifiant, échappant de la sorte au cercle vicieux décrit par M. Klein où plus l’objet se dérobe et plus il fait l’objet d’envie, d’attaques qui suscitent en retour des angoisses de persécution. C’est là la surprise que devait nous révéler le travail d’effacement des affects. Situation tout autre que celle décrite en particulier par A. Green lorsqu’il évoque un objet « tué » par le mouvement d’extinction du désir dirigé vers l’autre ; être indépendant étant le maître-mot de ce type d’organisation. Alors qu’A. Green décrit une identification au trou laissé par l’objet, je remarquai cette ébauche d’objet, certes non organisée mais permettant au sujet de se tenir en dormition, en attente d’une rencontre avec un objet extérieur donnant formes à ces traces qui peuvent ensuite se déployer puis se complexifier et se charger d’ambivalence.

23L’effacement des affects semble donc concourir à conserver cachées mais vivantes les traces d’un autre secourable en lui évitant de se confondre avec l’objet défaillant, et risquer alors l’implosion ou l’explosion. Peut-on parler d’une sorte de fossilisation ? Je préfère, en définitive, l’expression d’une mise en dormition [23]

[23]

J. André dans Les désordres du temps fait l’hypothèse que… ; la fossilisation renvoyant trop à l’inanimé. Or, l’objet est, ici, conservé en vie, suspendu à l’attention d’un autre à venir. Pour autant, l’effacement des affects, s’il permet de préserver l’image d’un autre bienveillant, porte aussi en lui la trace de l’autre défaillant. C’est bien parce que subsiste cette trace qu’explose parfois l’enveloppe constituée par l’effacement des affects lorsque la réalité impose certains démentis et en particulier lorsque le sujet se trouve confronté à une rencontre « ratée ». La décharge ou la douleur hémorragique qui jaillissent alors n’ont-elles pas le même dessein : reconstituer, par la voie de la sensorialité, une enveloppe qui soudain vole en éclats ? Ce n’est donc qu’à la faveur d’une relation transférentielle que les traces d’un « bon objet » pourront se développer.

24Mamadou, 4 ans, avait des traits psychotiques lorsque je le rencontrai. Dans ses jeux, un mouvement revenait systématiquement que je ne comprenais pas : il adoptait une posture étrange et jetait de la semoule en l’air, derrière lui… Le sol, les meubles étaient bientôt recouverts de semoule et moi, paralysée. Après quelques séances, je me procurai un ballon afin qu’il puisse aller au bout de son geste « jeter, lancer ». Dès que Mamadou se saisit du ballon, une compréhension jaillit : sa posture étrange correspondait à l’élan dont il voulait se doter pour atteindre le néon. Une fois ce dernier touché, il me dit : « C’est cassé ? » Faisant lien avec la dépression maternelle, j’interprétai alors que « bébé, il avait peut-être cru que la lumière, que le soleil dans les yeux de sa maman s’étaient cassés, perdus ». Mamadou s’immobilisa, me regarda pour la première fois avec beaucoup d’intensité. Les mois qui suivirent me montrèrent alors un enfant acharné à se construire.

25Ce bref extrait me paraît montrer cette attente d’un objet extérieur qui permette le déploiement de l’embryon d’objet interne déjà existant. En effet, il y avait bien en lui un objet désiré et désirant, déjà, bien que brièvement et par à-coups, rencontré. C’est bien cette ébauche d’objet interne qui permit à la rencontre analytique d’advenir ainsi. En s’immobilisant psychiquement, Mamadou avait réussi à préserver les traces de l’existence d’un autre bienveillant. L’investissement transférentiel dont j’allais, dès lors, être l’objet lui a permis ensuite d’ériger en lui l’objet maternel dont il avait retrouvé les traces.

26Mais si, avec Mamadou, mon interprétation mit l’accent sur une possible perte, non pas de sa mère mais de son regard vivant, capable de faire miroir, le plus souvent, il s’agit davantage d’un objet qui échappe, impossible à trouver, impossible à créer. Et c’est bien en cela que l’objet en dormition se distingue de l’objet encrysté décrit par N. Abraham, « un objet prohibé installé dans le Moi ». Du côté de l’objet en dormition, on ne trouve nulle trace d’un secret à défendre, d’une jouissance interdite devant être tue, enterrée autant que la perte ensuite advenue ; tous ces éléments conduisant le sujet à conserver le plus grand des silences sur cette crypte afin de la rendre invisible, inaudible.

27Par l’effacement des affects, la mise en dormition agit autant sur le sujet que sur les traces d’un bon objet. Et par-delà la constitution d’un objet interne, c’est l’espace lui-même qui semble en jeu. En effet, privés d’affects, les mots perdent leur capacité à résonner, réduits à une sorte d’enveloppe vide ; ce qui faisait dire à la mère d’un jeune garçon handicapé : « Les mots, je ne les comprends pas quand ils sont profonds. » En déréalisant le monde, l’effacement des affects produit cette double mise en dormition, par laquelle c’est la vie elle-même qui semble préservée, et non livrée à la violence de Thanatos, dont Ferenczi a montré l’influence considérable sur les enfants « mal accueillis [24]

[24]

S. Ferenczi, « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort »… ». Cette mise en dormition préserve ainsi le sujet de la violence et du chaos qui l’entourent et, de surcroît, en mettant à l’abri les traces d’un bon objet, c’est la capacité à créer des liens qui se trouve maintenue, bien que soumise à une rencontre dans ce cadre particulier qu’est l’analyse. En effet, on constate après-coup l’attente « croyante [25]

[25]

S. Freud, « Traitement psychique » (1890), dans Résultats,… » qui n’avait peut-être jamais cessé de les habiter. Ainsi, dès lors que s’éloigne le risque d’intrusion, on voit ces patients se saisir de toute leur énergie pour faire vivre la relation transférentielle. Au fur et à mesure que se restaure une enveloppe psychique et corporelle fiable, c’est tout à la fois la possibilité d’accueillir en eux la présence d’affects et la reconnaissance d’un objet et d’un espace internes qui s’installe. Ainsi, quelques mois après le début des séances, parallèlement à l’acquisition d’une différenciation entre nous (c’est à toi, c’est à moi), Mamadou commença à faire état des affects qui le traversaient (« moi déteste, moi aime, moi adore… »). Dans la même période, apparut ce qui d’un espace interne s’était déployé : il (m/s)’interrogea : « À quoi moi jouer ? » Lorsque je lui retournai la question, il me répondit : « Moi en train de réfléchir » : en lui des images, des désirs étaient bien là auxquels il pouvait désormais faire appel.

28Ainsi l’effacement des affects, par sa fonction de maintien d’une fragile enveloppe psychique et corporelle, dévoile-t-il son lien à Éros. En effet, soutenu par un mouvement libidinal, ce processus fait apparaître la présence de traces d’un « bon » objet, au-delà des défaillances majeures de l’objet réel. Traces qui, par leur immobilisation, s’inscrivent dans la psyché, à défaut de pouvoir véritablement s’organiser. L’effacement des affects vient alors faire signe d’un sujet maintenu, comme son objet interne, en dormition, véritable témoin d’un mouvement paradoxal de survie. Pour cette raison, la rencontre avec un analyste, dès lors qu’est reconnu et accueilli ce mouvement libidinal, permet la restauration de l’enveloppe. Par la disjonction qu’elle opère entre affects et effraction, la rencontre clinique permet de relancer la construction d’un objet interne suffisamment fiable et stable auquel il sera ensuite possible de s’identifier. Alors le sujet peut commencer à faire siens ses affects.

Notes

[1]

S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (1925), Paris, puf, 1993, p. 45.